PRÉFACE

Bien du temps a passé depuis la parution de La Mort est mon métier. Mais je me reproche encore d’avoir omis, par une inexcusable nonchalance, de donner une préface au livre. Toute paresse est punie, et la mienne l’est cruellement, quand des lecteurs de bonne foi mettent en doute, quinze ans après sa publication, l’historicité de mon récit. Il eût été si facile, pourtant, d’arrêter le lecteur quelques instants sur le seuil et de lui dire : tout, à part son nom, est vrai dans l’histoire de Rudolf Lang. Sa vie, sa carrière. Et quant à la genèse de l’usine de mort d’Auschwitz, j’ai, pour la retracer, fait œuvre d’historien : je l’ai reconstituée, pierre par pierre, document par document, à partir des archives de Nuremberg[1].

Pour Un animal doué de raison, le problème du vrai et de l’imaginé se pose aussi, mais d’une autre façon. C’est plutôt le « genre » auquel le roman appartient qu’il est difficile de définir, étant bien entendu que ce genre, si nous le précisons, précise à son tour la proportion du « factuel » et de l’inventé sur laquelle le lecteur, légitimement, s’interroge. Je confesse ici mon embarras. Je ne suis pas sûr de pouvoir moi-même cerner d’un contour net une définition de ce livre. Le meilleur parti, dans ces conditions, consiste peut-être à procéder par approximations successives et, faute de pouvoir déterminer à vue de nez ce type d’ouvrage, à dire du moins ce qu’il est presque, ou ce qu’il n’est pas.

Au lecteur qui ignore tout de la cétologie, Un animal doué de raison apparaît à première vue comme un mythe animal. L’est-il ? Oui et non. Réponse peu satisfaisante, j’imagine, mais cependant exacte, et qui n’implique aucune dépréciation d’un genre qui possède ses lettres de noblesse : Cyrano de Bergerac, Swift, Mac Orlan[2], Karél Capek, Orwell, Vercors, ces noms évoquent des œuvres saisissantes où les rapports de l’homme et de la bête sont utopiquement étudiés. Il s’agit, dans la plupart des cas, de montrer des animaux – oiseaux, chevaux ou porcs – accéder à la raison, domestiquer l’homme et en faire une sorte de bête, créature dégénérée, lubrique et cruelle, dont Swift, dans le Yahoo, nous a donné une terrifiante image.

Toute différente est l’intention de Vercors. Il invente, dans ses Animaux dénaturés, un primate si proche de l’homme qu’il peut apprendre notre langue et que son espèce peut se croiser avec la nôtre. Il ne s’agit pas ici de suprématie de la bête sur l’homme, mais d’empêcher l’homme d’exploiter la force de travail du primate découvert, en faisant reconnaître par un tribunal que le tropi – c’est le nom que Vercors lui donne – est un être humain, et non pas une bête. Le roman devient alors une originale et troublante tentative pour arriver à une définition de l’homme.

Dans La Guerre des salamandres de Karél Capek, l’animal est, aussi, mythique, mais la ressemblance avec l’œuvre de Vercors s’arrête là. La salamandre imaginée par Capek est un mammifère marin d’Asie, très intelligent, très doux et doté de mains. Amené en Europe, acclimaté, il apprend l’anglais, et l’homme l’utilise alors en grande masse à des travaux de construction sous-marine dans des conditions qui rappellent à la fois la traite des Noirs et l’univers des camps. Sobre, prolifique, très laborieuse, la salamandre, malgré les discriminations « racistes » dont elle est l’objet, améliore peu à peu son statut et ses connaissances, construit ses propres usines sous-marines, et exploite ses matières premières jusqu’au jour où, ayant le plus urgent besoin de multiplier son habitat, car son peuple, en augmentation constante, loge le long des rivages, elle se donne les côtes qui lui manquent, en faisant sauter en Amérique, en Asie et en Europe, d’immenses pans de continent, au préalable forés et minés… S’engloutissent alors, avec leurs villes et leurs villages, les plaines les plus fertiles, et l’homme voit avec terreur la planète se rétrécir sous lui comme une peau de chagrin.

Le livre, paru en 1936, frappe par son talent, et plus encore, par son caractère prophétique. Les luttes coloniales d’après-guerre, l’univers concentrationnaire, la bombe atomique, et peut-être aussi la modernisation ultra-rapide du peuple chinois (qu’en ce qui me concerne, je ne trouve en aucune façon alarmante), tout s’y trouve décrit huit, neuf ou vingt ans avant l’événement. La note apocalyptique de la dernière partie annonce aussi les destructions de la guerre dont Capek sentait rapproche et au seuil de laquelle il mourut, dérobant ainsi aux nazis, quand ils entrèrent à Prague, la joie de l’arrêter [3].

Dans le livre qu’on va lire, je n’ai pas eu à me défendre d’imiter Swift ou Capek. Je n’ai pas non plus éprouvé qu’il y eût mérite à innover. C’est l’époque où je vis quia choisi pour moi et m’a contraint à faire du neuf. Écrivant mon livre trente ans après celui de Capek, je n’ai pas eu, comme lui, à inventer un mammifère marin doué de raison et capable d’apprendre la langue des hommes, car la science a progressé depuis Capek, et cette bête rêvée par lui, nous savons aujourd’hui qu’elle existe : c’est le dauphin. En cela aussi, Capek s’est montré prophétique.

Mon livre est donc bien, lui aussi, un « roman animal », si l’on entend par là un ouvrage où le rapport homme-bête est étudié, mais l’animal que je mets en scène n’est pas mythique, et son rapport avec l’homme est décrit dans un contexte réaliste. L’allure documentaire que j’ai donnée au récit ne relève donc pas d’un artifice de style. Sous la sage, savante et amicale direction de deux éminents cétologues français, Paul Budker et René-Guy Busnel, j’ai rassemblé des données zoologiques sur le dauphin à nez de bouteille, ou Tursiops truncatus, et seul leur exposé fait l’objet d’une présentation romanesque : les données elles-mêmes sont vraies – jusqu’au seuil qui sépare le documentaire de la fiction.

Bien entendu, il me faut préciser ce seuil. Car s’il est exact que le dauphin est capable de prononcer des mots humains isolés en en comprenant le sens, on en est, pour le moment, à espérer qu’il pourra passer un jour du mot à la phrase, progrès décisif qui lui permettrait, à brève échéance, d’atteindre à la pleine maîtrise du langage articulé.

C’est ce bond en avant que je présente dans mon roman comme en train de s’accomplir. L’imagination s’est ainsi donné le droit de prendre le relais des faits et de projeter l’avenir dans le présent. Pour cette raison, mon récit commence le 28 mars 1970 et prend fin dans la nuit du 8 au 9 janvier 1973.

Roman d’anticipation ? Science-fiction ? Superficiellement, oui. En fait, non. Car j’anticipe, non pas de vingt ou trente ans, mais d’une durée très courte – trois à six ans à peine –, et encore, je ne suis pas bien sûr d’anticiper vraiment. Même aux États-Unis, il y a toujours un décalage entre les découvertes scientifiques et leur diffusion publique. À plus forte raison quand il s’agit de recherches intéressant la défense nationale…

Hélas, c’est le cas. Ce charmant, ce délicieux dauphin, cette bête, si puissamment armée par la nature, et pourtant, si douce, si bonne, si amicale à l’égard de l’homme, l’homme, dans sa folie, envisage de l’enrôler et de l’envoyer porter la terreur et la dévastation dans les ports et les flottes de V « ennemi ». Ce que feront, ou pourraient faire, ces sous-marins vivants, quand ils seront devenus, comme on dit, « opérationnels » grâce au langage articulé, j’ai tâché de l’imaginer dans le contexte politique de notre temps.

Je ne soupçonnais pas, ce faisant, que j’étais très proche d’un type de roman qui venait précisément de naître et de s’affirmer aux États-Unis par des livres de valeur[4]. C’est en juin 1967, mon dernier chapitre composé, que je reçus de Claude Julien quelques ouvrages de ce type avec prière d’en rendre compte dans Le Monde. Je m’en aperçus, alors, en les lisant : comme Jourdain faisait de la prose, j’avais « fait », sans le savoir, depuis deux ans, de la politique-fiction. Car tel est le nom de ce genre nouveau auquel, sans le vouloir, j’avais sacrifié. Je souligne nouveau, parce qu’en France, depuis peu, le roman politique passe, Dieu sait pourquoi, pour « vieillot ». Nouveau ? Vieillot ? J’avoue que je reste étranger à ces notions. La mode ne m’apparaît pas comme un critère légitime dans le choix d’un sujet ou dans l’appréciation d’une œuvre littéraire.

Est-ce que je tiens, avec la « politique-fiction », la définition que je cherche ? Pas tout à fait. J’ai conscience qu’il reste dans Un animal doué de raison des éléments qui ne sont pas réductibles à la politique-fiction telle que la conçoivent nos amis d’outre-Atlantique : ne serait-ce, par exemple, que le roman animal et la longue tradition philosophique qui, en Europe, lui reste attachée, la fusion de l’anticipation scientifique et de l’anticipation de l’histoire, l’analyse des rapports du savant et de l’État, l’étude parallèle du comportement des dauphins et du comportement humain.

Le résultat est une œuvre hybride. Je le dis sans aucune honte, car pas plus en littérature qu’en biologie, je ne suis hostile au brassage des sangs.

Ce mélange n’a d’ailleurs rien d’artificiel. Je le retrouve jusque dans mes sentiments à l’égard des États-Unis, dont il est beaucoup question ici puisque mon roman y est situé. À qui d’ailleurs la politique aventurée des dirigeants de ce grand pays ne donnerait-elle pas un sentiment d’angoisse quant à l’avenir de la planète ? Bien qu’elles soient fondées sur des précédents historiques, je sais bien que les situations que je décris dans mon ouvrage ne seront pas acceptées facilement par certains esprits. Du moins qu’il soit bien entendu que je n’entends rien prouver. Ce livre n’est pas une thèse, mais un roman. Il soulève des. problèmes. Il n’apporte pas de solutions.

Robert Merle,

Paris, le 4 juillet 1967.